A quoi bon la caresse si elle ne touche pas le cœur ?
- Sébastien gomes
- il y a 1 jour
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Dernière mise à jour : il y a 2 heures
Mercredi 10 décembre, Solann bouleversait la Cartonnerie, par sa poésie, le temps d'une soirée, bien aidée par Zoeko qui jouait à domicile, en première partie
Je ne vais presque plus voir de concerts. Pas par lassitude, ni par manque d’intérêt. C’est autre chose. Avec le temps, j’ai eu l’impression que la musique vivante s’était éloignée de moi, ou peut-être que c’est moi qui m’en étais éloigné sans vraiment m’en rendre compte. A force d’enchainer les dates, j’avais fini par ne plus sentir le choc, par ne plus vivre l’instant. Sans parler des jours trop pleins et des nuits trop courtes.
Alors j’ai arrêté.
Puis il y a des artistes qui parfois réveillent en vous quelque chose d’inexplicable. C’était le cas de Solann, présente à la Cartonnerie le 10 décembre dernier. Sa poésie, son esthétique musicale, ses engagements qui font sens, parfois pointés du doigt par une minorité bruyante, la jeune artiste ne laisse pas indifférent et attise ma curiosité. Chez l'interprète de Rome, les textes ne décorent pas. De ce petit corps se dégagent d’épaisses idées.
De ce petit corps se dégagent d'épaisses idées
J’arrive à la Cartonnerie, avec mon regard qui n’a pas dormi depuis 2013. Elle s’érigeait face à moi, m’accueillait à bras ouvert, au milieu de la nuit noir de jais, et se laissait enlacer par une file interminable de « sales con.nes »*. Une queue qui paraissait sans fin, à l’entrée, au bar, au vestiaire, où le public pouvait admirer l’expo photo de Camille Brulé en patientant, et même au WC. Partout les files s’entrecroisaient. J’imaginais que certain ne sachent même plus dans quelle file ils attendaient. Dans la salle, un public varié arrivait par vagues. Des tas de formes floues dont les visages étaient aspirés par de petits écrans, étaient déjà installé, dans l’attente. Devant moi un père et ses deux jeunes enfants, dont la plus petite qui s’emmêla son casque à réduction de bruit rose dans les branches de ses lunettes.
Sur scène un décor minimaliste. Une estrade avec quelques marches drapées d’un tissu rouge cabaret et les volutes d’une étole suspendue dans les airs, devant un fond qui semble être une photo de Clémentine Ecobichon, avec qui Solann a plusieurs fois collaboré.
L’artiste d’origine arménienne se faisait attendre. Je pouvais entendre des cœurs battre à toute bride tout autour de moi. Puis l’ombre fit place à la lumière, et le brouhaha se tut.
Les silhouettes dans la salle avaient soudainement l’air timides, elles se tassaient dans les coins pour laisser plus de place à la lumière.
Avant d’apercevoir l’artiste briller de son aura, deux musiciens montaient sur scène. Ils étaient moins nombreux qu’il n’y avait d’instruments.
Et le moment attendu arriva. Si j’osais je laisserais moi aussi mon cœur s’emballer, un peu.
Les silhouettes dans la salle avaient soudainement l’air timides, elles se tassaient dans les coins pour laisser plus de place à la lumière
Solann traversait un épais nuage de fumée. Comme une reine, le regard fier, du haut de ses marches. Ses yeux lui faisaient deux marques sombres sous son front. Elle affichait un large sourire teinté de bonheur et masquant les angoisses, dans une tenue que je ne saurais décrire, choisie quelques temps plus tôt par sa communauté sur ses réseaux.
Apparu enfin son visage si bien dessiné que l’on eût dit une peinture. Elle se mit à chanter, et, pour paraphraser Boris Vian « la majeure partie du reste du monde se mit à compter pour du beurre ». Jamais des interludes m’avaient semblé tout autant précieux que ce qu’il se chantait entre, pour celle qui, selon ses propres dires ce soir-là, avait « une fourmilière dans la bouche qui demande à sortir ». J’avoue ne pas avoir saisi l’image, mais qu’importe, j’ai trouvé ça poétique et beau.
Elle nous emmenait de balade en balade. Dans la fosse, on ne dansait pas vraiment. On lévitait. On faisait semblant d’être lourds, pour ne pas affoler le plafond.
Entre chansons de « Drama Queen » et des « odes à l’amour qu’on mérite de se porter », elle savait nous toucher avec des mots simples et des histoires qui bouleversent, faisait voyager notre cœur dans les tempes qui martèlent des images, sans oublier de remercier son public pour le soutien. Le voile suspendu qui flottait gracieusement au-dessus de sa tête descend du plafond, soulignant les propos de petits corps sur la légèreté de son enveloppe, flottant dans les airs, et ce qu’elle raconte sur les draps, ce qu’il s’y passe, ou non, le sommeil, l’insomnie, l’amour, la mort.
Accompagnée de Martin Tamisier et Tommaso Taddonio, la musique de Solann recoud les âmes au bout de la nuit.
Les fans rémois de l’ancienne ado gothique, fidèle à leur réputation, se réveillent à partir de Rome suivi des Ogres qui nous invitent à chanter, et même à danser sur le solo de percus de Martin.
L'énergie et l'emotion se succédaient. Et parfois, au détour d’une note, ça vous attrape le cœur sans prévenir. Des mots qui ceignent les tympans, qui enlacent les esprits. Sa voix semblait à la fois si forte et fragile. Elle déborde, affleure, cherche les fissures, force les issues. Il est dit que plus grande est la masse, plus forte est l’attraction. Elle qui se baladait à droite et à senestre de la scène, mue par la musique et grandie par son talent, attirait tout sur son passage.
Elle nous invitait à chanter et sauter, car elle se sentait, elle, incapable de faire le tout en même temps
Après un premier rappel, durant lequel sa myopie l’empêchait de lire une pancarte tendue par le public, et le temps de nous offrir Thelma et Louise habituellement chanté en duo avec Yoa, que l’on pouvait entendre en fond sonore, Solann concluait avec Le Loup sur lequel elle nous invitait à chanter et sauter, car elle se sentait, elle, incapable de faire le tout en même temps.
Le public montrait son admiration à grand renfort de cris et d’applaudissements. Puis Vint un second rappel finalement, histoire de nous offrir une version de Rome, en unplugged cette fois ci, préférant laisser chanter la foule car « sa voix a décidé de partir avant elle ». Et plus tard, je me suis couché en espérant que Morphée ait assez de cœur pour ne pas tourner la page trop vite. Solann est une poétesse moderne au-delà de ses mots, dans sa musique, son imagerie, dans sa chair et ses combats. Elle fait fi de ses détracteurs car elle sait ce qu’elle vaut. Tant pis si nous ne le savons pas nous-même et que nous nous contentons du beau.
Les enfants devant moi, dont l’ainé était plutôt un jeune ado, comprenaient-ils l’entièreté des enjeux et des messages de ce qu’ils venaient d’écouter ? Je ne suis pas certain. Était-ce moins beau à leurs yeux ? Absolument pas.
On a tendance à voir l’écume comme ce qui est léger, superficiel, fugace, comme ce qui brille et disparait vite, ce qui n’appartient qu’à l’instant. Et si cette écume-là pouvait nous suffire, non pas par résignation, mais par grâce ? Peut-on accepter que l’écume, parce qu’elle disparait aussitôt, ait justement une valeur infinie. Ça ne veut pas dire que le fond n’existe pas.
C’est que parfois, l’instant seul est déjà un fond.
Sébastien Pia Gomes
*en référence aux 2 femmes insultées par la 1ère dame de France, pour avoir chahuté le spectacle d’Ary Abittan, accusé de viol et dont les poursuites ont été abandonnées.





